LA GÉOMÉTRIE DU MENSONGE.
Comment la Data Visualisation manipule votre perception du réel.
PRÉAMBULE
Vous voilà assis dans une salle de réunion climatisée, ou devant votre écran à consulter un rapport annuel. L'orateur est médiocre, le produit est douteux, et l'ambiance est au scepticisme. Soudain, il change de slide.
Un graphique apparaît. Une courbe bleue, nette, précise, s'élance vers le coin supérieur droit de l'écran sur un fond de grille rassurant. Des pourcentages à deux décimales s'affichent en gras. Instinctivement, la salle hoche la tête. Le doute s'évapore. Le silence se fait respectueux.
Pourquoi ? Parce que vous avez vu des mathématiques. Et dans notre culture occidentale, les mathématiques sont synonymes de Vérité.
Pourtant, ce que vous venez de voir n'est pas une vérité. C'est une opinion déguisée. C'est une construction rhétorique aussi subjective qu'un poème ou une publicité, mais habillée avec le costume de la science : la Data Visualisation.
Il y a trois sortes de mensonges : les mensonges, les sacrés mensonges, et les statistiques.
I. LE DIAGNOSTIC : L'UNIFORME DE L'OBJECTIVITÉ
Pourquoi sommes-nous si vulnérables face à un graphique ? Pour comprendre cette soumission intellectuelle, il faut analyser notre rapport à l'esthétique de la science.
Nous avons été éduqués avec l'idée que les mots sont trompeurs (rhétorique, poésie, politique), mais que les chiffres sont purs. Les chiffres sont froids. Les chiffres ne mentent pas.
Les designers et les communicants ont exploité cette croyance pour créer une "esthétique de l'autorité". La grille, l'axe orthonormé, la typographie sans serif (type Helvetica ou Arial), les couleurs primaires... tout cela constitue un uniforme visuel. C'est l'équivalent graphique de la blouse blanche du médecin.
Si je vous dis : "Notre croissance est incroyable", vous entendez une vantardise.
Si je vous montre une barre verte plus haute que la barre rouge, vous voyez un fait.
Le danger de la Data Visualisation (Data Viz) réside ici : elle court-circuite votre esprit critique en présentant une interprétation humaine comme un résultat naturel. Or, un graphique est toujours le résultat de mille choix humains : quelles données inclure ? Lesquelles exclure ? Quelle échelle choisir ? Quelle couleur ? Quelle forme ?
Celui qui tient la souris décide de la forme de la vérité.
II. LE DÉCRYPTAGE : LES TROIS OUTILS DE LA DISTORSION GRAPHIQUE
Comment mentir sans prononcer un seul mot faux ? En jouant sur la géométrie. Voici les trois techniques les plus courantes pour tordre la réalité tout en restant mathématiquement "juste".
A. L'AXE TRONQUÉ : L'ASCENSION ARTIFICIELLE
C'est l'astuce la plus vieille du monde, et pourtant elle fonctionne à chaque journal télévisé, à chaque présentation d'investisseurs.
Imaginez une entreprise dont la part de marché passe de 10,0 % à 10,5 % en un an. C'est une croissance de 0,5 point. C'est médiocre. C'est plat. Visuellement, c'est une ligne horizontale qui dit "Rien ne bouge". Pour un directeur marketing qui joue sa prime, c'est inacceptable.
La solution ? Tronquer l'axe des ordonnées (l'axe vertical, l'axe Y).
Au lieu de faire commencer le graphique à 0 (l'origine honnête), on le fait commencer à 9,9 % et on le termine à 10,6 %. Soudain, l'écart minuscule de 0,5 % occupe toute la hauteur de l'écran. La ligne plate devient une falaise abrupte. La stagnation devient une explosion.
C'est ce qu'on appelle une "hyperbole visuelle".
On ne ment pas sur les chiffres (c'est bien 10,5), mais on ment sur l'émotion que ces chiffres procurent. On transforme une colline en Everest simplement en zoomant dessus.
FIG A. L'échelle du mensonge. À gauche, la réalité plate (base 0). À droite, la même donnée dramatisée par un axe tronqué.
B. LE CAMEMBERT 3D : LA PERSPECTIVE DU VENDEUR
Le diagramme circulaire (Pie Chart) est déjà un mauvais outil statistique (le cerveau humain compare mal les surfaces). Mais le "Pie Chart 3D" est une arme de désinformation massive. Steve Jobs en était friand lors de ses Keynotes pour montrer les parts de marché d'Apple.
Le principe est d'incliner le disque vers l'arrière, pour lui donner de la profondeur. C'est un tour de magie optique. À cause de la perspective, la part située au premier plan (en bas de l'écran) apparaît beaucoup plus large sur votre rétine que la part située au fond.
De plus, la 3D ajoute une "tranche" (l'épaisseur du camembert) qui ajoute de la masse visuelle à la part avant. Résultat : une part de 30 % située devant semblera plus imposante qu'une part de 35 % située derrière.
La 3D n'apporte aucune information supplémentaire (nous n'avons pas besoin de voir l'épaisseur du fromage). Elle n'apporte que du "bruit" (Chartjunk) et de la distorsion. C'est de la propagande spatiale.
FIG B. Le volume illusoire. Un diagramme 3D où la perspective rend la part rouge (minoritaire) visuellement dominante face à la part bleue.
C. LE SILENCE CHROMATIQUE : L'ART DE CACHER LE GRIS
Enfin, il y a la manipulation par l'attention.
Dans un tableau de bord (Dashboard) moderne, ou une infographie RSE (Responsabilité Sociétale), il y a souvent trop de données. Le designer sait que l'œil humain est attiré par le contraste et la saturation. La règle est simple : "Ce qui est coloré est important. Ce qui est gris est un détail."
Si vous voulez mettre en avant votre chiffre d'affaires (positif) et minimiser votre dette ou votre impact carbone (négatif), vous n'avez pas besoin de cacher les chiffres. Il suffit de les éteindre.
Mettez le succès en Vert Fluo ou en Bleu Électrique.
Mettez l'échec en Gris Clair, en Beige ou en Bleu Pâle.
L'information est là. Elle est lisible. Mais elle est cognitivement invisible. Votre cerveau va "skimmer" (survoler) le gris pour se concentrer sur la couleur. C'est une forme de censure par le design. On ne supprime pas la donnée, on supprime son impact émotionnel.
FIG C. L'invisibilité par le gris. Un tableau de bord où seule la donnée positive est saturée, rendant les alertes rouges indétectables au premier regard.
III. LE PROTOCOLE : LIRE ENTRE LES LIGNES DU QUADRILLAGE
Face à ce "charisme des données", comment garder son sang-froid ? Voici trois réflexes de survie intellectuelle.
Cherchez le Zéro :
Dès que vous voyez une courbe monter ou descendre brusquement, regardez l'axe vertical à gauche.
Est-ce qu'il commence à 0 ?
S'il commence à 50, 100 ou 1000, vous êtes manipulé. Mentalement, "dézoomez" pour remettre la courbe dans son contexte réel. La plupart des "explosions" ne sont que des vaguelettes.
Aplatissez la 3D :
Si on vous présente un graphique en volume (barres 3D, camembert 3D, surface 3D), soyez immédiatement méfiant.
La donnée n'a que deux dimensions (X et Y). La troisième dimension est toujours du décoratif ou du mensonge.
Demandez les chiffres bruts. Ne faites jamais confiance à la taille des parts sur l'écran.
Lisez le Gris :
Dans un rapport ou une infographie, forcez votre œil à ignorer les couleurs vives.
Allez chercher les notes de bas de page, les légendes en petit caractères et les barres grisées. C'est souvent là, dans la zone d'ombre du design, que se cache la vérité désagréable que l'on essaie de vous murmurer.
CONCLUSION
Les chiffres ne mentent pas, mais les menteurs adorent les chiffres.
La Data Visualisation est un langage, pas une science exacte. Comme tout langage, elle permet de faire de la poésie, de l'humour, ou de la propagande.
Ne soyez plus intimidé par l'esthétique de la grille. Un graphique n'est pas une preuve irréfutable. C'est juste un dessin fait par quelqu'un qui a un salaire à justifier ou un produit à vendre.
Pour aller plus loin et découvrir les autres illusions d'optique du monde professionnel, le Manuel de Survie décrypte les 10 masques de l'autorité visuelle.
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